« Une mort pour une vie, principe fondamental de la vie sur Terre. Sentence qui peut être retardée, donner l’illusion d’être contournée, mais qui, quelle que soit la forme qu’elle prend, finira toujours par tomber. C’est la nécessité imposée par un monde fini, notre planète, sur laquelle la vie cherche à remplir chaque recoin depuis des milliards d’années. Des milliards d’années de naissances ininterrompues qui n’ont pourtant pas réussi à saturer ou excéder la place disponible en ce monde. L’infinité a fait sa place dans le limité. L’infini dans le fini. Ce qui semble être un miracle n’en ai pas un. La mort a pavé le chemin à chaque pas de la vie. Sans cette multitude de disparitions, il n’y aurait jamais eu cette multitude d’apparitions.
La vie nous est naturelle, commune, banale, mais la mort nous interpelle. Être témoin de celle des animaux sauvages reste une rareté qui réveille ces questions. Les oiseaux se cachent pour mourir dit-on, mais qu’en est-il de ce jeune héron ? Accroupi au bord du lac gelé, près de la maison, je le regarde passer. Pas de cris rauque quand il m’aperçoit, pas de battements d’ailes paniqués pour m’éviter. Il incline au contraire sa trajectoire pour venir s’écraser à quinze mètres de moi, bec dans le sable, sous les aulnes. D’un mouvement sec, il pousse sur sa nuque, ses ailes et se redresse. Aucun signe d’embarras. C’est davantage la résignation qui transparaît dans son immobilité, la tête profondément enfoncée dans les épaules, sous cette pluie battante, glacée.
Les sourcils gris, les teintes ocres et terre de sienne sur son cou indiquent qu’il n’a que quelques mois. Naissance de cet été. Je le trouve maigre mais il est impossible de juger le poids d’un oiseau à son plumage.
Serait-ce donc la naïveté de sa jeunesse qui m’apparaît comme de la détresse ? qui expliquerait qu’il se soit posé ici, où la glace est la plus épaisse, où il lui est impossible de pêcher, quand quelques dizaines de mètres plus loin, l’embouchure du torrent conserve l’eau libre que ses congénères utilisent d’habitude ?
Il se fait tard, la nuit arrive et nous devons partir. Au moment de monter dans la voiture, il est sur la glace, encore davantage exposé aux éléments. Quelques heures plus tard, à notre retour, nous profitons de l’épingle à cheveux qui mène à la maison pour éclairer de nos phares toute la rive du lac sans apercevoir aucun signe de sa présence. Je prends cela pour un encouragement. Il a du s’envoler, se mettre à l’abri.
Au premières lueurs du jour, nous guettons par la fenêtre et finissons par apercevoir une masse sombre allongée, dans le sable, à l’endroit exacte où il avait atterri. C’est lui, mort sur la plage. Jamais un héron ne s’allongerait de la sorte. D’un pas triste, nous marchons jusqu’à lui sous la pluie qui n’en fini pas de tomber. Mais le doute grandit et nous réalisons notre erreur. Ce n’est qu’une pierre sombre à laquelle nous n’avons jamais prêté attention en plus de trois années à vivre ici. Soulagement. Car en y repensant, quelles étaient les chances d’observer ce héron pour le voir s’éteindre quelques heures plus tard, quand cela aurait pu être dans quelques jours, semaines ou pas du tout, et ailleurs.
Pourtant, je ne ressentais aucune surprise à cette conclusion. Penser le trouver mort faisait étrangement sens. Je jette donc tout de même un regard alentours. Dans le sous-bois, au milieu des feuilles mortes, il est là, allongé face contre terre. Il est donc bien mort, mais quelques mètres plus loin que là où nous pensions, par erreur, avoir vu son cadavre. Étrange coïncidence, bouleversante. Il est rigide, glacé. Était-il déjà mort lors de notre retour hier soir ? Je touche sa poitrine, juste un bréchet saillant, sans muscle. Une maigreur extrême. Ses derniers battements d’ailes ont dû être une torture. Ses pattes trop faibles ne pouvaient supporter le poids de son atterrissage.
C’était donc un jeune oiseau épuisé, se posant à côté de moi quelques heures avant sa mort. On peut y voir une coïncidence ou une ultime tentative pour survivre quel qu’en soit le risque. Fallait-il l’aider ? Les réponses a posteriori sont toujours les plus simples, mais les doutes de l’a priori imposent un principe de précaution qui empêche d’agir, par ignorance et par peur d’aggraver une situation déjà compliquée.
Quelque minutes plus tard, je suis debout face à un chevalet de fortune, au dessus du héron, à peindre comme je peux. Ma main gauche paralysée de froid par les bourrasques tient un parapluie qui peine à protéger la feuille d’aquarelle. La pluie éclabousse tout, noie ma palette et dilue l’alcool avec lequel je peins. Petit à petit, je comprends que je suis en train de partager les conditions qui furent celles des derniers instant de sa vie.
Un croquis rapide, intuitif, pour rapidement attraper le pinceau. Il faut composer avec les éclaboussures de pluie, les mains trempées et le vent qui ébranle le parapluie.
Tout est sombre. Aucune lumière venant du ciel. Seul les lueurs de la route filtrent à travers les arbres. Quelques pas de la glace au sable. Quelques troncs sans feuilles contre la pluie et le vent qui forcit et fait trébucher. Tenter de dormir, les pattes qui faiblissent. L’eau qui s’infiltre sous les plumes, le froid qui s’immisce. Les phares d’une voiture qui tourne.
Les couches d’aquarelles se succèdent. Je me précipite. Le papier sèche de plus en plus lentement quand il n’est pas noyé. Je remarque à peine que je suis trempé, glacé. Seul compte ce héron, cette peinture.
Quelques pas de plus dans les feuilles, un peu plus sous les arbres. Peut-être un abri. Une rafale. Jeté au sol. Tentatives inutiles de se relever. Les ailes à moitié ouverte, la chaleur s’évade. Cette pompe qui martèle la poitrine s’affaiblit. Une dernier battement, un dernier souffle, les yeux doucement se ferment. Seul persiste le bruit étouffé des gouttes sur les plumes.
Plus rien ne sèche. Je marche vers la maison, en protégeant cette image précieuse qui devient un hommage à cette vie, à cet oiseau, un drame visible pour tant d’autre non-racontés, comme autant de ces tristes nécessités qui pavent inlassablement le chemin de la vie. »
La vie nous est naturelle, commune, banale, mais la mort nous interpelle. Être témoin de celle des animaux sauvages reste une rareté qui réveille ces questions. Les oiseaux se cachent pour mourir dit-on, mais qu’en est-il de ce jeune héron ? Accroupi au bord du lac gelé, près de la maison, je le regarde passer. Pas de cris rauque quand il m’aperçoit, pas de battements d’ailes paniqués pour m’éviter. Il incline au contraire sa trajectoire pour venir s’écraser à quinze mètres de moi, bec dans le sable, sous les aulnes. D’un mouvement sec, il pousse sur sa nuque, ses ailes et se redresse. Aucun signe d’embarras. C’est davantage la résignation qui transparaît dans son immobilité, la tête profondément enfoncée dans les épaules, sous cette pluie battante, glacée.
Les sourcils gris, les teintes ocres et terre de sienne sur son cou indiquent qu’il n’a que quelques mois. Naissance de cet été. Je le trouve maigre mais il est impossible de juger le poids d’un oiseau à son plumage.
Serait-ce donc la naïveté de sa jeunesse qui m’apparaît comme de la détresse ? qui expliquerait qu’il se soit posé ici, où la glace est la plus épaisse, où il lui est impossible de pêcher, quand quelques dizaines de mètres plus loin, l’embouchure du torrent conserve l’eau libre que ses congénères utilisent d’habitude ?
Il se fait tard, la nuit arrive et nous devons partir. Au moment de monter dans la voiture, il est sur la glace, encore davantage exposé aux éléments. Quelques heures plus tard, à notre retour, nous profitons de l’épingle à cheveux qui mène à la maison pour éclairer de nos phares toute la rive du lac sans apercevoir aucun signe de sa présence. Je prends cela pour un encouragement. Il a du s’envoler, se mettre à l’abri.
Au premières lueurs du jour, nous guettons par la fenêtre et finissons par apercevoir une masse sombre allongée, dans le sable, à l’endroit exacte où il avait atterri. C’est lui, mort sur la plage. Jamais un héron ne s’allongerait de la sorte. D’un pas triste, nous marchons jusqu’à lui sous la pluie qui n’en fini pas de tomber. Mais le doute grandit et nous réalisons notre erreur. Ce n’est qu’une pierre sombre à laquelle nous n’avons jamais prêté attention en plus de trois années à vivre ici. Soulagement. Car en y repensant, quelles étaient les chances d’observer ce héron pour le voir s’éteindre quelques heures plus tard, quand cela aurait pu être dans quelques jours, semaines ou pas du tout, et ailleurs.
Pourtant, je ne ressentais aucune surprise à cette conclusion. Penser le trouver mort faisait étrangement sens. Je jette donc tout de même un regard alentours. Dans le sous-bois, au milieu des feuilles mortes, il est là, allongé face contre terre. Il est donc bien mort, mais quelques mètres plus loin que là où nous pensions, par erreur, avoir vu son cadavre. Étrange coïncidence, bouleversante. Il est rigide, glacé. Était-il déjà mort lors de notre retour hier soir ? Je touche sa poitrine, juste un bréchet saillant, sans muscle. Une maigreur extrême. Ses derniers battements d’ailes ont dû être une torture. Ses pattes trop faibles ne pouvaient supporter le poids de son atterrissage.
C’était donc un jeune oiseau épuisé, se posant à côté de moi quelques heures avant sa mort. On peut y voir une coïncidence ou une ultime tentative pour survivre quel qu’en soit le risque. Fallait-il l’aider ? Les réponses a posteriori sont toujours les plus simples, mais les doutes de l’a priori imposent un principe de précaution qui empêche d’agir, par ignorance et par peur d’aggraver une situation déjà compliquée.
Quelque minutes plus tard, je suis debout face à un chevalet de fortune, au dessus du héron, à peindre comme je peux. Ma main gauche paralysée de froid par les bourrasques tient un parapluie qui peine à protéger la feuille d’aquarelle. La pluie éclabousse tout, noie ma palette et dilue l’alcool avec lequel je peins. Petit à petit, je comprends que je suis en train de partager les conditions qui furent celles des derniers instant de sa vie.
Un croquis rapide, intuitif, pour rapidement attraper le pinceau. Il faut composer avec les éclaboussures de pluie, les mains trempées et le vent qui ébranle le parapluie.
Tout est sombre. Aucune lumière venant du ciel. Seul les lueurs de la route filtrent à travers les arbres. Quelques pas de la glace au sable. Quelques troncs sans feuilles contre la pluie et le vent qui forcit et fait trébucher. Tenter de dormir, les pattes qui faiblissent. L’eau qui s’infiltre sous les plumes, le froid qui s’immisce. Les phares d’une voiture qui tourne.
Les couches d’aquarelles se succèdent. Je me précipite. Le papier sèche de plus en plus lentement quand il n’est pas noyé. Je remarque à peine que je suis trempé, glacé. Seul compte ce héron, cette peinture.
Quelques pas de plus dans les feuilles, un peu plus sous les arbres. Peut-être un abri. Une rafale. Jeté au sol. Tentatives inutiles de se relever. Les ailes à moitié ouverte, la chaleur s’évade. Cette pompe qui martèle la poitrine s’affaiblit. Une dernier battement, un dernier souffle, les yeux doucement se ferment. Seul persiste le bruit étouffé des gouttes sur les plumes.
Plus rien ne sèche. Je marche vers la maison, en protégeant cette image précieuse qui devient un hommage à cette vie, à cet oiseau, un drame visible pour tant d’autre non-racontés, comme autant de ces tristes nécessités qui pavent inlassablement le chemin de la vie. »