Pendant un instant, les dix passagers de mon zodiac n’existent plus. Je coupe au plus vite le moteur du bateau, je ne veux plus entendre un seul bruit. Devant moi, mes collègues continuent leur slalom dans ce dédale d’îles et d’icebergs de la côte Est du Groenland. Les yeux fixés sur ce bras d’eau qui s’ouvre sur la mer, les oreilles tendues à l’extrême, j’ose à peine respirer. Soudain, le son que je croyais avoir entendu se répète, dans le ciel. Il est là, quelque part, noyé dans le bleu. Son cri résonne. Un frisson me parcourt et un large sourire traverse mon visage. Pour la première fois, enfin, j’entends le Plongeon imbrin.
Pour certaines personnes les nombres ont des personnalités. Pour d’autres, les lettres ont des couleurs, et les musiques ont des odeurs. C’est la synesthésie. Pour ma part, un chant d’oiseau peut me toucher en plein cœur, me plonger dans un paysage et me faire revivre des ambiances, des odeurs, des sons, des lumières. Les lents sifflements du Merle noir me font sentir la chaleur tardive des crépuscules d’été. Le tambourinement du Pic épeiche me plonge, emmitouflé, dans les forêts défeuillées des frais matins du début de printemps, sous un ciel bleu immaculé. Les grues me serrent la gorge et me font survoler l’Europe entière jusqu’à la taïga scandinave. Rien de rationnel, ça prend aux tripes, c’est tout. C’est un agrégat de sensations qui plongent leurs racines dans mon enfance, mes expériences de nature et mes lectures. Il en est un que je n’ai jamais entendu et qui entre tous n’a cessé de me faire rêver depuis l’enfance, à la lumière de ma lampe de chevet, les yeux sur mon guide d’identification, le casque sur les oreilles : le Plongeon imbrin.
Imaginez un chant doux et puissant, une note longue qui monte dans les aigus, qui court à la surface de l’eau pour se réverbérer sur les flancs de montagnes couvertes de taïga et de toundra. Un son qui évoque à la fois le hurlement du loup, le hululement de la chouette et la part dinosaurienne des oiseaux. Le chant d’un oiseau lié à l’eau par tous les aspects de son anatomie, de sa physiologie, de son écologie. Un oiseau que je voyais chaque hiver sur la côte atlantique, dans un plumage désespérément terne, teinté de brun, de gris, de blanc avec son écharpe noirâtre. Alors qu’en été, le blanc pur partage un damier bigarrés avec les noirs les plus profonds qui couvrent jusqu’à sa tête et encadrent son œil rouge de reflets verts. Des contrastes que cet oiseau emmène avec lui pour nicher au Groenland, au Canada, en Alaska, tout là-haut, tout là-bas. A chaque écoute de son chant, de ses cris, c’est le même saisissement. Même l’entendre à tours de bras dans les films hollywoodiens dès que l’ambiance se fait un peu mystérieuse, n’a pas réussi à ternir mon engouement pour ses cris, pour ses chants.
Alors quand enfin un tel oiseau se présente à vous, dans ce plumage merveilleux, c’est forcément renversant. « Il y a un imbrin en plumage nuptial là-bas, dans la baie! »… « Ah…oui ». Je suis décontenancé par l’indifférence de mes collègues. Il faut dire qu’ici, à Lista, ils doivent en voir à chaque saison de migration. Mais pour moi, c’est une autre histoire!
Alors le soir venu, me voici assis à l’abri du vent derrière une petite cabane, l’œil dans la longue-vue à essayer de le dessiner. Il est en pleine pêche : vingt secondes à la surface pour deux minutes sous l’eau. A chaque fois la même séquence : le temps de le retrouver, de le mettre dans la longue-vue et de zoomer, il me reste à peine quelques secondes d’observation et il disparaît de nouveau, et je recommence inlassablement. Je m’en sors avec un croquis intéressant et pas mal d’annotations pour une future aquarelle.
Je n’arrive pas à m’arracher à l’oiseau. C’est ce genre d’observation où on n’en a jamais assez. » Allez, encore un peu, encore un peu… ». L’occasion est trop belle. Quelque minutes plus tard, me voici allongé dans les algues à vingt mètres de lui, les yeux dans les jumelles. J’ai profité d’une de ses plongées pour poser tout mon matériel et venir me cacher derrière un gros rocher pour l’avoir au plus près. Au ras-de-l’eau, « avec lui », me voici rassasié. Il commence à faire sombre, je rentre.
Quelques mois plus tard, je peins ce croquis, je m’écoute à nouveau son cri que j’ai entendu au Groenland et son chant dont je continue de rêver. Ma « synesthésie naturaliste » reste intacte.
Mais qu’en reste-t-il lorsque autour de nous les chants du torcol, du tarier, des hirondelles, des alouettes ont disparu? Nous manque-t-il quelque chose? Je ne vois que trop souvent des personnes évoquer sur le ton de l’aimable anecdote l’époque où il y avait des hirondelles, et puis passer à autre chose. Rien ne semble leur manquer. Et à mesure que le temps passe, peut ont manquer quelque chose qu’on ne connaît plus, ou pire, qu’on n’a pas connu? Ça m’inquiète, ça me ronge. Alors, je me réconforte en me posant la question suivante : notre « synesthésie naturaliste » pourrait-elle nous faire ressentir une absence, un manque, une tristesse, l’envie de retrouver ce qu’on a oublié?
Après un texte comme celui-ci, il était hors de question de vous laisser sans le chant de l’oiseau lui même. Alors voici un lien vers un enregistrement fait en Colombie Britannique, au Canada, le 26 Avril 2019 à 22h30 par une dénommée Sunny Tseng . Mon conseil : mettez votre casque ou vos écouteurs sur les oreilles, ou à défaut monter le volume, fermez les yeux et laissez vous portez pendant les quatre minutes de cet enregistrement. Au début vous avez le « trémolo », ce son que j’ai entendu au Groenland et qui est dans beaucoup de film, mais surtout continuez car après vient ce qui est appelé le « chant de baleine ». Vous comprendrez pourquoi. L’écho semble amplifié par la sensibilité du dispositif d’enregistrement, mais ça ne gâche rien. Je vous laisse tout à votre bonheur de découvrir ces sons extraordinaires. Au plaisir de lire ce que vous pensez de tout cela !