Ça laisserait presque croire à une habitude, mais pourtant, quelle sont les chances ? Ils sont rares dans cette région, a tel point qu’il est interdit de les chasser. La majorité des habitants ne les ont jamais vus, même après des décennies à randonner dans ces montagnes. C’est le plus gros de nos mammifères terrestres et les norvégiens le nomme « Skogkongen », le roi de la forêt. Mais aussi grand soit-il, il sait se faire discret comme aucun autre dans ses mouvements lents, amples et mesurés, on aimerait presque parler de douceur.
La même douceur avec laquelle cette femelle d’Elan tourne la tête dans ma direction ce soir, dans ce crépuscule qui s’étire interminablement à cette époque de l’année. Entre nous, une longue tourbière ocre gorgée d’eau, spongieuse, encaissée entre deux collines rocheuses toutes en longueur. En son milieu quelques boulots éparpillés et quelques pins sur ses pourtours. Les molinies couchées au sol craquent à chacun de mes pas sous l’effet du gel. Est-ce ce qui fait qu’elle me regarde maintenant ? Je ne l’avais pas vu bouger. C’est en scrutant le paysage au jumelles que je suis tombé sur elle, dans une trouée, sans m’y attendre. Elle reste immobile et son jeune, juste devant elle, semble l’imiter.
Ça laisserait presque croire à une habitude, mais pourtant, quelle sont les chances ? Trois fois que nous nous rencontrons en trois ans. A chaque fois cette femelle et son jeune de l’année. « Cette » femelle ? En fait je n’en sais trop rien, mais les premières retrouvailles se firent un an après la première observation, presque au jour près et au mètre près. Elle, sur la même pente, près du même rocher, prenant la même direction avec son jeune à sa suite. Moi en face, avec le même point de vue, appuyer contre le même pin.
Je me demande encore parfois si je ne l’ai pas rêvé tellement la coïncidence était grande. Et aujourd’hui, la voici à deux cents mètres à peine, avec un jeune à nouveau, à quelques semaines d’écart de la date « habituelle ».
Tandis que ces pensées s’invitent dans ma tête, ma main tient le crayon contre le papier et suit les mouvements de mon regard. Je suis un peu rouillé mais les sensations reviennent vite. D’abord la femelle qui je le sais va finir par poursuivre son chemin. Elle n’a pas l’air inquiète mais elle a noté ma présence et va doucement s’éloigner. Alors je vais vite, le paysage attendra. La lumière douce souligne le côté de sa tête. Ses pattes interminables disparaissent dans le flou des premiers plans. Du jeune, seule la tête est cachée. J’espère qu’il se tournera mais pour la troisième fois, je n’arrive pas à dessiner son portrait.
Sans prévenir, elle fait quelques pas lents, disparaît derrière un vieux pin les racines baignées dans l’eau sombre. Je ne les suivrait pas. Je vais les laisser paisiblement s’éloigner dans l’espoir de les retrouver là plus tard cet hiver. Je préfère m’attarder à dessiner le paysage qui les entourait, dans ce silence absolu et la nuit qui m’enveloppe doucement.
Et sinon, rendez-vous dans un an.
Adrien