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Relique

« Je détourne le regard de mes peintures, de mon exposition. Mes yeux parcourent la salle et les animaux naturalisés de l’exposition « Vår Natur » (« Notre Nature ») au Museum d’Histoire Naturelle de Stavanger. Parmi eux, un loup. Mais à la différence des autres animaux ici, celui-ci ne se tient pas fièrement. Les taxidermistes n’ont pas rendu l’attitude naturelle de ce loup, ou son comportement, non. Le museum a décidé d’immortaliser son dernier souffle. Trônant au milieu de l’exposition, il vient, pour toujours, d’être abattu.

Debout entre un lynx et un glouton, je peins, non par intérêt artistique ou scientifique, mais par dépit, tristesse et une certaine résignation. Les visiteurs défilent entre moi et le loup. Il en est qui visiblement partagent mes sentiments, d’autres simplement indifférents ou pleins d’incompréhension devant cette mise en scène. D’autres encore sont satisfaits de contempler un loup mort. Je ne peux leur en vouloir. Je viens d’un pays où les débats sur le loup ont depuis très longtemps dépassés les échanges rationnels. Les faits n’ont guère plus d’importance, les opinions règnent et chaque camp s’enferme dans le « eux et nous ». Au milieu de tout cela, indifférents, des loups vivent leur vie sur les montagnes, les plaines et les forêts jusqu’à ce qu’une balle intercepte les plus malchanceux.

On peut se consoler en pensant aux immensités où ils sont encore en paix, se partageant le territoire entre meutes et gratifiant les paysages de leurs chœurs. Les vastes plateaux dépeuplés de la Scandinavie, les fjords escarpés, les forêts reculées dans ces pays encore proches de leur nature.

Ces paysages majestueux existent bien mais il y a longtemps qu’un loup n’y a plus chanté.

A l’heure où j’écris ces lignes, il existe 43 loups en Norvège, partagés en quatre meutes et un couple. Le tout dans un zone restreinte au nord-ouest d’Oslo, près de la frontière suédoise, seul territoire où le loup est légalement autorisé à s’installer, à avoir des portées. Chaque individu est identifié génétiquement, numéroté. Chaque crotte, chaque poil est analysé pour connaître chaque individu, son sexe, son âge, sa meute, ses déplacements, son territoire. Des pièges photos enregistrent leurs déplacements. Chaque année on fait le total des portées, pas plus de six autorisées dans le pays en 2023, et on abat en quelques mois les individus, les couples ou les meutes en trop.

La nature est devenue pour eux une prison à ciel ouvert.

 » Ulvesonen « , la zone à loup de Norvège, seule territoire où le loup est autorisé à se reproduire dans le pays.
Source : https://www.miljodirektoratet.no/ansvarsomrader/arter-naturtyper/vilt/rovvilt/ulv/

Certains s’évadent et deviennent sans le savoir des fugitifs. A la façon des évadés, ils doivent garder un profil bas et ne pas se faire repérer.  Malgré lui, notre loup avait pourtant laissé des premières traces. On releva son ADN pour la première fois dans des crottes découvertes dans le centre-sud de la Suède le 4 octobre 2019. Il semble qu’il passa l’hiver là-bas car il fut détecté deux autres fois en février 2020 dans cette même région. Puis plus rien pendant trois mois avant qu’une de ses crottes ne le révèle à trois cents kilomètres à l’ouest, dans la périphérie d’Oslo. Il était alors dans la « Ulvesonen » (« zone à loup ») de Norvège, la seule où il avait une chance de s’installer. Est-ce ce qu’il a tenté de faire ? Possible, car deux mois plus tard, le 20 août, il était encore dans la région, à soixante kilomètres au sud-ouest de la capitale.

Ce seront les dernières traces ADN qu’on a de lui.

Le 3 octobre, à deux cents kilomètres de là, deux agneaux sont tués dans le sud de la Norvège, à la frontière des régions de l’Agder et du Rogaland. Des examens sont menés le 7, confirmant que l’attaque est celle d’un loup. Nous sommes dans des régions où aucune meute n’est autorisée à s’installer car avec de grandes densités d’élevage de moutons. Le 8 octobre, l’administration régionale publie l’autorisation d’abattre le loup. L’équipe de chasse mise en place a jusqu’au 21, midi.

Après une semaine, rien.

Le 16 en soirée, un fermier prend sa voiture pour chercher un de ses moutons qui n’était pas au pâturage avec les autres. Il tombe alors sur ce qu’il prend pour un grand chien. En s’approchant il identifie un loup. A 21h30, l’équipe de chasse est prévenue. A 23h08, un loup est abattu. 

Les analyses révèlent qu’il s’agit de cet individu né en Suède, tué presque un an jour pour jour après les premières traces qu’on a de lui. On apprend que c’était un jeune mâle, âgé d’un an environ, ce qui redessine donc son histoire. Ses premières traces suédoises étaient celles d’un jeune louveteau qui passa l’hiver sur le domaine familiale avant de partir à la recherche de son propre territoire. Il traversa la Suède, puis ce fut Oslo et le sud de la Norvège. Solitaire, il a parcouru au moins six cents kilomètres avant de faire l’erreur de tuer deux agneaux, dans ces régions où 300 000 moutons et agneaux sont abattus volontairement chaque année.

Trajet de ce loup entre la première fois qu’il a été détecté, en Suède, et sa mort dans le sud-ouest de la Norvège.
Fond de carte : Wikipedia.

Il fut le premier loup abattu dans la région du Rogaland depuis dix-sept ans, depuis celui de 2003, lui-même premier loup abattu depuis le XIXième siècle. On en est donc à une tentative de reconquête avortée par siècle dans la région. Les défenses ont tenues. On arrive encore à repousser le sauvage. Mais après tout, il n’y a que trente petites années qu’une meute s’est réinstallée dans les frontières norvégiennes, grâce à quelques loups russo-finlandais venus tenter de reconquérir les territoires de leurs défunts cousins scandinaves maintenant disparus.

Trente petites années qui semblent avoir laissé place à une ambiguïté dérangeante.

43 loups. Seulement 43 loups, que l’on tolère au prix de tant d’efforts, de tant de restrictions, telle une vérité avouée à demi-mot, non-assumée : le sursis d’une espèce à peine tolérée qu’un simple prétexte fera éradiquer à nouveau, ou le début d’une nouvelle cohabitation à définir, à comprendre. Car n’oublions pas qu’il existe maintenant un loup, dans un museum, qui vient pour toujours d’être abattu, et dont le corps, comme une relique dans sa cage de verre, prêche au nom de son espèce, des gloutons, ours, lynx et aigles de ce pays, pour le retour d’une nature complète et sauvage.

Adrien

 » Relique « 
Aquarelle d’après observation
31 x 41 cm

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