Dix centimètres par quinze qui rassemblent toute l’intensité d’une semaine éblouissante. Nous sommes le 12 Juillet 2017. Je suis en train de découvrir le Svalbard en tant que guide polaire débutant.
Quelques jours auparavant, moi et mes collègues étions un soir pressés à la proue du bateau à scruter la ligne d’horizon qui au bout de cette mer d’huile, se matérialisée sous forme d’un trait blanc. La banquise. Les premiers bruits sourds des plaques de glaces contre la coque nous ont fait rentrer dans un nouveau monde, dans lequel nous pouvions désormais cesser de rêver à l’Ours polaire et commencer à le chercher.
Le surlendemain, il apparaît, immobile, endormi sur un îlot rocheux. C’est déjà l’émerveillement mais les collègues plus expérimentés, les « anciens », me calment rapidement : « ça c’est rien, attends de voir un ours sur la banquise, ça n’a rien à voir ». Pourtant, un ours reste un ours ! Têtu et légèrement vexé, je m’accroche à l’émerveillement de ma première vision.
Le lendemain pas d’ours mais une découverte qui surpasse toutes nos espérances et qui se range au rang d’observation d’une vie : quinze Narvals au milieu de la banquise pendant une heure ! Même les plus anciens de nos guides n’ont jamais vu ça, où que ce soit dans l’arctique, et encore moins au Svalbard. Nous, les petits nouveaux, savourons l’indécence de notre chance.
Sur notre petit nuage, il nous semble alors presque logique de tomber une heure plus tard sur cet ours marchant sur la banquise. Et je dois avouer qu’ils avaient raisons : découvrir le plus grand prédateur terrestre sous forme de cette minuscule silhouette déambulant dans l’immensité gelée, entre ciel et glace, entre ciel et mer, ça prend au tripe, ça remue, ça fascine. Rien d’autre n’existe alors que cette forme ourlée de lumière, baignant dans le bleu, le gris et l’ocre, qui marche et qui nage d’une plaque à l’autre.
Je veux absolument saisir cette image sur papier. Mais à cet instant, je n’ai que mes jumelles, rien d’autre. Ni crayons, ni carnet. Rien. Et hors de question de partir d’ici. Il ne reste donc qu’une chose à faire : observer. Observer intensément et enregistrer tout ce que je peux. Longueur de la tête par rapport à la longueur du corps, position de l’œil par rapport aux oreilles, niveau de l’eau par rapport aux commissures, taille du reflet par rapport à l’animal, ourlet de lumière contrastant avec l’ocre du pelage, zone plus sombre derrière l’oreille, nuances de l’eau… Je ne le quitte des yeux qu’au dernier moment et commence alors à dessiner la scène dans ma tête, trait par trait. Je sais par expérience que plus la scène est belle, plus l’investissement est intense, plus l’observation reste gravée. Mais la journée s’enchaîne sans me laisser un seul instant pour dessiner. Alors je me répète le dessin en boucle dans la tête, encore et encore, pour ancrer cette image et ne surtout pas la perdre.
Puis enfin le soir, impatient et anxieux face à cet instant que je connais si bien : ça passe ou ça casse, frustration ou jubilation. Je suis allongé dans ma couchette, rideau tiré pour ne pas déranger les collègues qui dorment avec la lumière. Carnet, crayon, aquarelles, pinceaux à réservoir sur le matelas. C’est le moment de vérité. Les premières lignes sont hésitantes, ce sont les plus dures. Puis l’image se construit, ça semble juste et alors chaque trait diminue d’autant l’appréhension. Puis la couleur, prudemment, avec parcimonie. Image terminée. Dans l’intimité de ma cabine, je jubile et revis cette observation, cette journée, ce voyage, face à cette petite image de grande valeur.
Adrien
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Petite image de grande valeur
Dix centimètres par quinze qui rassemblent toute l’intensité d’une semaine éblouissante. Nous sommes le 12 Juillet 2017. Je suis en train de découvrir le Svalbard en tant que guide polaire débutant.
Quelques jours auparavant, moi et mes collègues étions un soir pressés à la proue du bateau à scruter la ligne d’horizon qui au bout de cette mer d’huile, se matérialisée sous forme d’un trait blanc. La banquise. Les premiers bruits sourds des plaques de glaces contre la coque nous ont fait rentrer dans un nouveau monde, dans lequel nous pouvions désormais cesser de rêver à l’Ours polaire et commencer à le chercher.
Le surlendemain, il apparaît, immobile, endormi sur un îlot rocheux. C’est déjà l’émerveillement mais les collègues plus expérimentés, les « anciens », me calment rapidement : « ça c’est rien, attends de voir un ours sur la banquise, ça n’a rien à voir ». Pourtant, un ours reste un ours ! Têtu et légèrement vexé, je m’accroche à l’émerveillement de ma première vision.
Le lendemain pas d’ours mais une découverte qui surpasse toutes nos espérances et qui se range au rang d’observation d’une vie : quinze Narvals au milieu de la banquise pendant une heure ! Même les plus anciens de nos guides n’ont jamais vu ça, où que ce soit dans l’arctique, et encore moins au Svalbard. Nous, les petits nouveaux, savourons l’indécence de notre chance.
Sur notre petit nuage, il nous semble alors presque logique de tomber une heure plus tard sur cet ours marchant sur la banquise. Et je dois avouer qu’ils avaient raisons : découvrir le plus grand prédateur terrestre sous forme de cette minuscule silhouette déambulant dans l’immensité gelée, entre ciel et glace, entre ciel et mer, ça prend au tripe, ça remue, ça fascine. Rien d’autre n’existe alors que cette forme ourlée de lumière, baignant dans le bleu, le gris et l’ocre, qui marche et qui nage d’une plaque à l’autre.
Je veux absolument saisir cette image sur papier. Mais à cet instant, je n’ai que mes jumelles, rien d’autre. Ni crayons, ni carnet. Rien. Et hors de question de partir d’ici. Il ne reste donc qu’une chose à faire : observer. Observer intensément et enregistrer tout ce que je peux. Longueur de la tête par rapport à la longueur du corps, position de l’œil par rapport aux oreilles, niveau de l’eau par rapport aux commissures, taille du reflet par rapport à l’animal, ourlet de lumière contrastant avec l’ocre du pelage, zone plus sombre derrière l’oreille, nuances de l’eau… Je ne le quitte des yeux qu’au dernier moment et commence alors à dessiner la scène dans ma tête, trait par trait. Je sais par expérience que plus la scène est belle, plus l’investissement est intense, plus l’observation reste gravée. Mais la journée s’enchaîne sans me laisser un seul instant pour dessiner. Alors je me répète le dessin en boucle dans la tête, encore et encore, pour ancrer cette image et ne surtout pas la perdre.
Puis enfin le soir, impatient et anxieux face à cet instant que je connais si bien : ça passe ou ça casse, frustration ou jubilation. Je suis allongé dans ma couchette, rideau tiré pour ne pas déranger les collègues qui dorment avec la lumière. Carnet, crayon, aquarelles, pinceaux à réservoir sur le matelas. C’est le moment de vérité. Les premières lignes sont hésitantes, ce sont les plus dures. Puis l’image se construit, ça semble juste et alors chaque trait diminue d’autant l’appréhension. Puis la couleur, prudemment, avec parcimonie. Image terminée. Dans l’intimité de ma cabine, je jubile et revis cette observation, cette journée, ce voyage, face à cette petite image de grande valeur.
Adrien
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