Protéger la nature, conserver, préserver, sauver, secourir, restaurer, réparer… Une évidence pour certains, une absurdité pour d’autres. Je suis de ceux qui se soucient, mais je reste sceptique sur les raisons qui nous poussent à agir. Ou plus précisément, je suis convaincu qu’on comprend mal les raisons de nos actions, qu’on sous-estime grandement le degré de méconnaissance de la nature et donc, l’ampleur des pertes qu’il faudra avant un réveil plus global en sa faveur.
Sombres perspectives que voilà pour un début de texte et je ne garantis pas une fin plus heureuse. Mais la question me taraude ce soir de savoir si la perte de la nature fait vraiment une différence dans la vie des gens. Vouloir sauver tout ça, à quoi bon ? pour quoi faire ?
Pas de nature du tout, ça risque d’être compliqué, notamment pour la nourriture, la qualité de l’air et de l’eau, le plaisir d’avoir des forêts et des fleurs, le chant des oiseaux. Mais honnêtement, perdre les lézards endémiques des Pyrénées avec leurs populations si isolées, le Calomysque de Tsolov, cette souris ne vivant que dans quelques vallées désertiques de Syrie, ou feus les poissons endémiques de la mer d’Aral, au final, quelle importance et quelle conséquence? Pour la vie des humains, apparemment aucune. Pour la planète, minime. Le tic-tac du monde continuera de s’écouler tout pareil, sans qu’on puisse noter de différence dans nos vies. Et on peut aller un peu plus loin, en se faisant un peu peur.
Prenons l’exemple de mon village natal en Gironde. On y trouve surtout des vignes, avec quelques bosquets plus ou moins sauvages, jamais très vieux, des villages de pierre anciens connectés par un dense réseau de routes de campagne.
Imaginons maintenant que la perte de biodiversité actuelle continue drastiquement et que quatre-vingt-dix pourcent des espèces d’oiseaux y disparaissent. Plus d’Alouette lulu, plus de Faucon crécerelle, plus de Mésange nonnette, bleue ou charbonnière, plus de grives, plus de grue en migration, plus de hulotte qui chante la nuit, plus de pic qui attaque les troncs morts, plus de verdier, linotte ou tarin. Tous disparus pour du long terme, très long terme, pour toujours.
Pensons ensuite à la vie quotidienne telle qu’elle est actuellement là-bas mais avec ces oiseaux en moins. Les viticulteurs poursuivent leur travail dans les vignes, les habitants continuent les allers-retours entre leur travail et leur maison, les chasseurs se concentrent sur les perdrix et les faisans d’élevage. On circule de la même façon, on mène la même vie de famille et on continue de se réjouir des soirées entre amis à la maison ou au restaurant, toujours pareil. On a moins d’oiseaux aux mangeoires et ça chante moins dans la campagne. On en parle des fois avec les amis. On s’indigne, on se souvient d’avant, quand il y avait encore la migration des grues ou les mésanges sur le devant des fenêtres. Les enfants et adolescents qui n’ont pas connu ça s’en moquent un peu. Et pour ceux d’entre eux qui ont la fibre naturaliste, il reste encore pas mal de choses à voir avec parfois même des surprises comme un Milan noir de passage ou un Rouge-queue noir. Mais au final rien ne change fondamentalement dans la vie des gens. Alors où est le mal ?
Et c’est encore plus flagrant quand il s’agit des animaux ou de tout ce qu’on ne voit pas dans la nature. Sur une année, dans le quotidien d’un citoyen lambda, ce qui fait la nature, le paysage, « son environnement », ce sont ces vignes, ces routes, ces villages et ces quelques forêts. Laissez-les là et cette personne y verra la stabilité d’une campagne prospère. Vous pouvez y supprimer la moitié des insectes (déjà fait), la majorité des espèces d’oiseaux comme dans notre expérience de pensée, tous les micromammifères, les mustélidés et les écureuils, la moitié des espèces de fleurs (travail en cours), réduire drastiquement le nombre d’essences d’arbres et éradiquer les neuf dixièmes des espèces de champignons, cette personne n’y verra que du feu. Le paysage restera le même.
Même pendant ses ballades à la Lirette, petit coin de nature dans le village à côté, ce mignon petit ruisseau continuera de couler dans une forêt verdoyante et moussue, avec la bonne odeur de l’humus, le chant du merle et le cris du Geai. Elle verra quelques papillons, une libellule et se fera houspiller par les moustiques. Et cette balade en nature aura été très satisfaisante, comme toujours.
Alors, où est le problème dans ce récit ? Pourquoi cela me semble-t-il si grave, si catastrophique alors que de façon plutôt pragmatique, ça paraît faire si peu de différence dans nos vies ? Car force est de constater qu’on peut avoir une vie à la fois totalement citadine et épanouie. On peut ne jamais avoir connu la nature sauvage et arriver à la fin de sa vie sans aucun regret. On se construit dans le monde qui nous est proposé. On recherche le bonheur dans le cadre qui nous est offert pendant la durée de notre vie.
C’est donc tout ? Pas de lueur d’espoir pour ceux qui se soucient ? Puisque la majorité ne voit pas l’Alouette lulu, les Crépides, la Grande noctule, la Phalène brumeuse, la Parmélie des murailles ou la Crossope aquatique ; puisque que la Martre, le Hanneton et l’Euphorbe ne changent rien à nos vies, ne nous reste-t-il vraiment qu’à attendre de nous enfoncer tranquillement, profondément, dans la destruction du vivant ?
Je ne dis pas que tout ira bien malgré les destructions. Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de conséquences. Je ne dis pas que cette nature sauvage n’est pas une nécessité de l’existence pour chacun d’entre nous. Non. Je cherche ici à questionner si nous sommes vraiment tous près à tirer un trait sur la majorité de ce que notre nature a été, est, et sera, sans ciller. Il m’est difficile d’admettre que oui peut-être, nous sommes près à nous contenter de ce minimum vital. Nous y serons peut-être même heureux, sans penser de trop à ce qu’aurait pu être à l’inverse, notre maximum vital.
Qu’on le comprenne ou pas, ce maximum vital se trouve aux côtés d’une nature libre et sauvage. Conclusion un peu abrupte, péremptoire même, et qui a le défaut de ne pas être évidente. Ça ne coule pas de source. C’est pourquoi ce texte n’est qu’un des nombreux fils à tirer pour tenter de démêler cette pelote d’idées confuses qui essayent toutes de répondre à un seul et même question : pourquoi ce besoin de nature sauvage ?
Affaire à suivre, évidemment.
Adrien
Alouette lulu..
Aquarelle.
Illustration datant de 2015.