
Je dormirai là car la veille, une silhouette s’est glissée au pied de cette courte falaise. Une ombre entre les troncs et les rochers noirs de cette forêt, bien après le coucher du soleil. Troisième nuit dans mon duvet, entre les pins et les myrtilles, couvert d’un filet de camouflage. C’est la mi-mars. Dans ce vallon abrité de tout, et même du soleil, l’hiver semble perdurer. Les journées sont remplies de silence et d’attente. Seul la première demi-heure d’hier a donné quelques signes de printemps, sous la forme d’un concert de pics cendrés, épeichettes et à dos blancs, au milieu de peupliers âgés percés de nombreuses générations de loges.
Ce soir rien ne bouge et je patiente. Mes yeux persistent à revenir sur ce surplomb rocheux abritant une sente dont je ne connais pas encore l’auteur. Devant moi, quelque mètres de descente qui mènent à une longue et étroite prairie tourbeuse parsemée de bouleaux, qui s’écoule sur ma droite en une longue pente encaissée gorgée d’eau.
L’ai-je entendue avant de la voir ?
Une biche apparaît au sommet de cette montée. Calme, paisible, elle n’est qu’à une vingtaine de mètres devant moi. Un pas après l’autre, ces mouvements sont lents et mesurés. Elle descend dans la prairie, droit vers moi et je la perds un instant. Le vent emmène mon odeur loin d’elle. Elle ne m’a pas vu et je m’attends à ce qu’elle ressorte tout proche, peut-être sur moi. Je suis sur un des innombrables sentiers emprunter par les cerfs.
Elle réapparaît à moins de dix mètres, à peine en contre-bas. Elle a commencé à brouter les molinies sèches qui parsèment le sol spongieux rempli de sphaignes. Observation à l’œil nu. C’est irremplaçable. Elle prend tout son temps, elle scrute un peu les alentours mais sans plus. Une certaine paix, presque de la nonchalance. Elle est train de vivre pour elle, simplement, sans avoir à craindre ma présence. C’est la vie telle qu’elle se passe lorsque nous ne sommes pas là. Celle qui se déroule partout, tout le temps, à l’abri de notre présence, de nos pensées. Un monde qui s’écoule, qui se vit, où notre importance n’est même pas ignorée, elle y est inexistante.
Après trente longues minutes, je finis par la perdre de vue, non pas qu’elle soit partie, mais parce qu’il fait trop sombre. Enveloppé de nuit, je la sais encore toute proche. Elle vaque à sa vie, je vaque à la mienne. Et je me renfonce dans mon duvet en attendant que la pleine lune viennent éclairer le sous-bois.
Adrien
Biche, croquis de terrain
16 Mars 2025
Dans les bois quelque part dans le sud-ouest de la Norvège