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Ces calmes couleurs

Je l’ai aperçu à l’œil nu se détachant sur une crête. Quelques arbres me dissimulent, un vent léger en ma faveur qui entraîne mon odeur au loin. J’avance doucement, précautionneusement grâce à ce Lièvre variable que j’ai croisé une demi-heure auparavant.

C’était dans cette forêt de bouleaux aux allures anciennes, moussue, tortueuse, mais que trahit le jeune âge homogène de la majorité de ses arbres. Elle est dominée par une falaise intimidante au pied de laquelle ce lièvre à démarré à quelques mètres de moi. Il ne reste que quelque petits patches de neige, alors sa fuite est immanquable. Cette tâche blanche qui fuit à toute allure entre les troncs et les rochers et disparaît. Je me décide à le retrouver. J’avance, mesurant chaque pas, scrutant chaque nouveau relief du sous-bois qui se révèle. C’est un jeu auquel il est facile de perdre patience, de se désespérer, car ce lièvre est peut-être déjà loin. J’insiste, avec lenteur, un pas après l’autre, évitant les branches et alternant le regard entre les jumelles et les trous que dissimulent les tapis de mousses et lycopodes entre les rochers.

Un éclair blanc démarre au coin de mon œil droit, presque derrière moi. Il était là, à l’abri, totalement dissimulé derrière un rocher. Je m’accroupis immédiatement, m’immobilise et le suis du regard. Il s’éloigne, puis tourne vers la falaise qu’il longe. Il disparaît par intermittence entre les troncs et puis s’arrête. Seule sa tête émerge de l’entremêlas des arbres. De centimètre en centimètre je finis par m’asseoir, ne le quittant pas du regard. Un arbre cache mon côté gauche où se trouve ma longue-vue dont je déplie tout doucement le trépied. Il est toujours là, je sais qu’il m’observe et ne rate rien du moindre de mes mouvements. J’y suis presque. Un mouvement à peine plus brusque que les autres et il détale. Je paye le prix de ma lente impatience. Une belle chance d’observation gâchée qui se rajoute à cette longue liste des « presque observations incroyables » que connaît bien tout naturaliste.

Cette fois-ci il s’en est allé pour de bon et c’est avec cette même prudence que je suis arrivé sur la biche. Une jeune femelle toute somnolente. A peine je commence à l’observer qu’elle s’affaisse au pied de ce rocher, les yeux mi-clos, puis s’installe confortablement jusqu’à ce que ne dépasse plus qu’une de ses oreilles. On dirait bien qu’elle est là pour un moment. Si je veux l’observer il va me falloir prendre la tangente. Je suis sur un semblant de col et sur ma droite s’élèvent doucement les flancs d’une petite montagne. Alors je contourne, de buisson en buisson, de genévrier en rocher. Je monte progressivement. A chaque arrêt je découvre un peu plus de l’animal, un peu plus de son visage. Il me faudra un moment avant d’arriver au pied de ce gros rocher surplombant, complètement à découvert pour avoir une vue satisfaisante. Elle ne m’a pas remarqué et tourne la tête qu’elle pose sur son flanc et s’endort.

Je commence le croquis, puis l’aquarelle. Tout est dans les gris, neutre, presque monochrome, de ces couleurs calmes qui donnent à l’image une espèce d’intemporalité. On ne saurait dire quelle heure de la journée il est. J’avance dans mes coups de pinceaux, avec hésitation, car je ne pratique pas assez ces derniers temps. Mais l’image prend forme. Il faut faire attention de ne peindre que ce que je vois, sans y ajouter les détails que j’aimerais y voir mais que je n’observe pas. Sous ce ciel lourd, chargé, le soleil arrive tout de même à percer, éclatant cette bulle de temps suspendue. Les contrastes apparaissent soudain, violents, chargeant le paysage de lumière. L’atmosphère change du tout au tout, et tout cela interrompt forcément ma peinture. Je termine quelques détails en prenant soin de ne pas me fier à toute cette lumière qui inonde maintenant le cerf.

Après une heure ou deux, elle à dormir, moi à peindre, elle émerge une nouvelle fois d’une de ses siestes et se lèvent comme avec regret. J’ai l’impression de me voir à la fin de mes propres siestes, dans son attitude toute ensuquée, ses paupières encore lourdes. Elles broute quelques buissons alentours sans grande conviction et s’éloignent d’un pas lourd, lent, le long de la crête avant de basculer de l’autre côté.

Je replis pinceaux, papier et sac-à-dos, me lève et poursuis ma route.

Adrien

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