« En apparence, ce ne sont que quelques lignes brouillonnes et abstraites. Le crayon s’est précipité sur le papier, grattant à la vitesse de l’œil, laissant la conscience à la traîne. L’image est passée de l’œil à la main. Le cerveau s’est fait court-circuiter.
Je pense bien qu’on peut parler de pleine conscience et d’instant présent lorsque les pensées disparaissent dans la pure sensation. L’image complète tape la rétine pour être jetée, partielle, sur le papier. Entre les deux, le blanc du papier, comme autant de détails non-dessinés que l’œil n’a pas su voir. Car il ne faut pas s’y tromper, l’intellect n’y est pour rien dans le succès ou l’échec d’un dessin de terrain. Tout n’est qu’observation. Et on ne répètera jamais assez la leçon de Philippe Hainard à son fils Robert : « On dessine mal car on dessine ce que l’on sait et non ce que l’on voit. »
Et je ne perçois que trop bien ces instants où le temps et la conscience s’effacent pour n’être qu’observation. C’est la sensation grisante et fluide où l’on sent que ça marche. Et une fois terminé, je me demande toujours comment cela est possible.
Je suis d’un naturel très rationnel, avec un fort besoin d’expliquer et de comprendre. Mais là, les plus beaux résultats proviennent de ce court-circuitage du cerveau qui n’a plus accès à ce qui se passe. Il ne peut plus intellectualiser, réfléchir ou calculer. Il est tenu à l’écart, incapable de chercher du sens ou de reconnaître des patterns. Le résultat n’est pas toujours le plus beau ou le plus réussi, mais c’est toujours le plus vivant, le plus touchant. Je le vois, je le ressens, comme tant d’autres personnes devant des images de terrain. On quitte l’admiration de la performance technique, pour plonger dans la contemplation d’un moment de vie. Au revoir l’intellect, bonjour les émotions.
Ce croquis peut avoir du mouvement, de la vie et il est pourtant tellement abstrait. C’est comme si la suggestion avait sur nous un pouvoir bien plus fort que le résultat trop complet d’une image aboutie, propre et nette. Pourquoi? Comment? c’est là un mystère qui me fascine. Ce lien direct de l’observation à l’œil à la main au papier semble ramener avec lui bien plus qu’une simple silhouette en quelques lignes. Il traîne dans son sillage le vent qui souffle le papier, le grattement rapide du crayon, les yeux qui courent des jumelles au papier, la peur de manquer de temps, la précipitation devant l’animal qui bouge. Il évoque l’odeur que cet ours cherche du bout du nez, ces rochers qui portent sa fatigue, la brise, l’écume, la toundra… Le blanc du papier, comme autant de place pour y loger nos émotions.
Voilà une bataille constante pour moi le rationnel, le scientifique. Je veux traduire ce que j’ai observé le plus fidèlement possible, tel un fait objectif, un résultat, une donnée. Mais je dois m’avouer vaincu, évidemment. Qu’est-ce qui m’a poussé à faire cette image? à court-circuiter mon cerveau de la sorte? à préférer le croquis de terrain au perfectionnisme de l’atelier? L’émotion, l’admiration, l’enthousiasme, la fascination…appelez ça comme vous voulez. J’ai été touché au cœur, et non à la tête. J’ai été remué et les vides du papier, je les remplis non pas avec mille détails manquants dans le pelage de l’ours ou avec les infinies nuances de ses couleurs. Je remplis ces absences de son attitude, de ce que j’y reconnais de moi-même, de ce dont je me souviens, de ses sensations que j’imagine.
Mon esprit rationnel résiste à écrire ces choses-là. Il se crispe car il pense se fourvoyer sur la piste du ressenti, de l’émotion, du subjectif, loin du mesurable, du quantifiable, du certain, du précis, du correct. Symptôme de notre temps.
C’est une bataille intérieure constante qui ne fait que commencer, qui dure et durera. Ferdinand Gonseth, mathématicien de renom avait dit à son ami Robert Hainard, lui l’artiste brillant qui avait quitté l’école à douze ans : « Nous venons de versants opposés de la connaissance, et notre accord a valeur de preuve ». Hainard venait de celui de l’art, ancré dans la sensation et l’observation. Et sa passion pour la nature l’a mené naturellement a explorer l’autre flanc, celui du savant. Pour ma part, j’ai le sentiment de faire le chemin inverse, et la balance a besoin d’un lourd contre-poids pour être rééquilibrée.
Ce contre-poids c’est l’observation, ce court-circuitage, ce mouvement de la raison vers l’émotion, de la tête vers le cœur, de l’utile vers le beau.
Adrien
Ours polaire – Croquis de terrain – 20 x 30 cm
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Court-circuit
« En apparence, ce ne sont que quelques lignes brouillonnes et abstraites. Le crayon s’est précipité sur le papier, grattant à la vitesse de l’œil, laissant la conscience à la traîne. L’image est passée de l’œil à la main. Le cerveau s’est fait court-circuiter.
Je pense bien qu’on peut parler de pleine conscience et d’instant présent lorsque les pensées disparaissent dans la pure sensation. L’image complète tape la rétine pour être jetée, partielle, sur le papier. Entre les deux, le blanc du papier, comme autant de détails non-dessinés que l’œil n’a pas su voir. Car il ne faut pas s’y tromper, l’intellect n’y est pour rien dans le succès ou l’échec d’un dessin de terrain. Tout n’est qu’observation. Et on ne répètera jamais assez la leçon de Philippe Hainard à son fils Robert : « On dessine mal car on dessine ce que l’on sait et non ce que l’on voit. »
Et je ne perçois que trop bien ces instants où le temps et la conscience s’effacent pour n’être qu’observation. C’est la sensation grisante et fluide où l’on sent que ça marche. Et une fois terminé, je me demande toujours comment cela est possible.
Je suis d’un naturel très rationnel, avec un fort besoin d’expliquer et de comprendre. Mais là, les plus beaux résultats proviennent de ce court-circuitage du cerveau qui n’a plus accès à ce qui se passe. Il ne peut plus intellectualiser, réfléchir ou calculer. Il est tenu à l’écart, incapable de chercher du sens ou de reconnaître des patterns. Le résultat n’est pas toujours le plus beau ou le plus réussi, mais c’est toujours le plus vivant, le plus touchant. Je le vois, je le ressens, comme tant d’autres personnes devant des images de terrain. On quitte l’admiration de la performance technique, pour plonger dans la contemplation d’un moment de vie. Au revoir l’intellect, bonjour les émotions.
Ce croquis peut avoir du mouvement, de la vie et il est pourtant tellement abstrait. C’est comme si la suggestion avait sur nous un pouvoir bien plus fort que le résultat trop complet d’une image aboutie, propre et nette. Pourquoi? Comment? c’est là un mystère qui me fascine. Ce lien direct de l’observation à l’œil à la main au papier semble ramener avec lui bien plus qu’une simple silhouette en quelques lignes. Il traîne dans son sillage le vent qui souffle le papier, le grattement rapide du crayon, les yeux qui courent des jumelles au papier, la peur de manquer de temps, la précipitation devant l’animal qui bouge. Il évoque l’odeur que cet ours cherche du bout du nez, ces rochers qui portent sa fatigue, la brise, l’écume, la toundra… Le blanc du papier, comme autant de place pour y loger nos émotions.
Voilà une bataille constante pour moi le rationnel, le scientifique. Je veux traduire ce que j’ai observé le plus fidèlement possible, tel un fait objectif, un résultat, une donnée. Mais je dois m’avouer vaincu, évidemment. Qu’est-ce qui m’a poussé à faire cette image? à court-circuiter mon cerveau de la sorte? à préférer le croquis de terrain au perfectionnisme de l’atelier? L’émotion, l’admiration, l’enthousiasme, la fascination…appelez ça comme vous voulez. J’ai été touché au cœur, et non à la tête. J’ai été remué et les vides du papier, je les remplis non pas avec mille détails manquants dans le pelage de l’ours ou avec les infinies nuances de ses couleurs. Je remplis ces absences de son attitude, de ce que j’y reconnais de moi-même, de ce dont je me souviens, de ses sensations que j’imagine.
Mon esprit rationnel résiste à écrire ces choses-là. Il se crispe car il pense se fourvoyer sur la piste du ressenti, de l’émotion, du subjectif, loin du mesurable, du quantifiable, du certain, du précis, du correct. Symptôme de notre temps.
C’est une bataille intérieure constante qui ne fait que commencer, qui dure et durera. Ferdinand Gonseth, mathématicien de renom avait dit à son ami Robert Hainard, lui l’artiste brillant qui avait quitté l’école à douze ans : « Nous venons de versants opposés de la connaissance, et notre accord a valeur de preuve ». Hainard venait de celui de l’art, ancré dans la sensation et l’observation. Et sa passion pour la nature l’a mené naturellement a explorer l’autre flanc, celui du savant. Pour ma part, j’ai le sentiment de faire le chemin inverse, et la balance a besoin d’un lourd contre-poids pour être rééquilibrée.
Ce contre-poids c’est l’observation, ce court-circuitage, ce mouvement de la raison vers l’émotion, de la tête vers le cœur, de l’utile vers le beau.
Adrien
Ours polaire – Croquis de terrain – 20 x 30 cm
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